- ÉGÉE (MER)
- ÉGÉE (MER)Mer intérieure presque fermée dans le bassin oriental de la Méditerranée, la mer Égée est aujourd’hui symbole de l’unité rompue entre les deux rives de l’hellénisme. Athènes et Ankara se disputent périodiquement la maîtrise de l’espace aérien égéen et aucune ligne maritime régulière, ni même le plus souvent aérienne, n’unit les grandes villes portuaires de la région (Athènes-Le Pirée, Izmir, Thessalonique). Il faut se contenter de médiocres liaisons par caïques entre les îles de l’Égée orientale et la côte d’Asie Mineure (Mytilène-Ayvalik, Chios-Çesme) ou voir dans l’intérêt stratégique maintenu par la 6e flotte américaine, avec ses points d’appui terrestres (Athènes, Izmir, la Crète), l’importance durable de cette partie du monde. Pourtant, sans même évoquer les origines de la pensée grecque, d’Halicarnasse à Milet, ou suivre les vestiges de l’Antiquité, d’Éphèse à Pergame, l’histoire n’a cessé de tisser des liens entre l’Orient et l’Occident à travers les eaux de l’Égée. Ils n’ont pas tous disparu dans l’organisation de l’espace et dans la répartition des communautés humaines. Les villes des grandes îles de l’Égée orientale sont tournées vers la côte turque, dont les séparent de simples bras de mer (Mytilène, Chios, Samos, Kos ou Rhodes), alors qu’il faut au mieux une nuit de bateau pour les relier au Pirée. Et les minorités, turques en Grèce, grecques en Turquie, témoignent encore de ces mixités d’ethnies et de civilisations qui survivent aux volontés politiques les mieux affirmées: plus de 100 000 musulmans en Thrace grecque, exclus de l’échange forcé des populations prévu par le traité de Lausanne de 1922, quelque 3 000 Grecs dans les îles turques d’Imbros et Ténédos, qui veillent sur l’entrée des Dardanelles, moins de 4 000 Turcs dans deux îles du Dodécanèse, cédé en 1947 par l’Italie à la Grèce (Rhodes et Kos). Les souvenirs sont souvent plus vivaces encore que ces reliques du passé: les vieux, installés aux terrasses des cafés de Çesme (Turquie) évoquaient naguère en grec leur patrie perdue, la Crète, dont les avaient expulsés les décisions de la Société des Nations.Les balancements de l’histoire: le continent ou la merDans cette unité perdue, fracturée par une ligne beaucoup moins imperméable que la haine entretenue par les intérêts des grandes puissances et les pouvoirs nationaux en place, le temps paraît souvent avoir hésité entre la mer et la terre. C’est paradoxalement la mer, malgré son hostilité et ses tempêtes subites, qui a été le lieu de liberté et d’échange. Le premier emporium méditerranéen s’établit à l’époque classique à Délos, petit îlot désolé, battu par les vents étésiens au cœur des Cyclades. Plus de deux millénaires après, à l’aube de la Grèce contemporaine renaissant de l’occupation turque, c’est Syra-Ermoupolis, peuplée par les rescapés des massacres de Chios, qui devient le premier centre économique du pays, commerçant avec l’Angleterre et la Russie méridionale. Espace d’ouverture, la mer a aussi une vertu de refuge face au continent, où règne l’envahisseur étranger. Les longues péninsules montagneuses qui s’effilent dans l’Égée ont longtemps abrité les spiritualités menacées: l’Athos, à l’extrémité orientale de la Chalcidique, siège d’un État monastique original, encore uniquement accessible par bateau, où les restes de la règle orthodoxe survivent à neuf siècles de gloire et à quelques décennies de déchristianisation; le Pilion, à l’est de la plaine thessalienne, où les bourgs, perchés dans les oliviers, cachaient, au XVIIIe siècle, les premières «universités» libres de la Grèce, alors sous le joug ottoman. Et les Latins des Cyclades (quelque dix mille fidèles) perpétuent à Syra et à Tinos l’influence vénitienne et la présence du catholicisme romain, malgré l’assimilation linguistique et culturelle. Seule l’Eubée, pratiquement soudée au continent au niveau du détroit de Chalkis, a massivement échappé à ces tropismes de la mer.Ils sont de toute façon effacés aujourd’hui par l’influence prépondérante qu’a prise dans l’économie et la démographie une capitale continentale: Athènes. Avec sa population dépassant trois millions et demi d’habitants au recensement de 1991, sa centralisation de tous les rouages de la vie administrative et économique nationale, Athènes organise et domine tout le monde égéen, au moins grec, non seulement les îles (450 000 hab. au recensement de 1991 dans les îles égéennes proprement dites: Cyclades, Mytilène, Chios, Samos et Dodécanèse, 540 000 en Crète), mais aussi les façades maritimes plus lointaines (Thessalie, Macédoine et Thrace). Cette emprise commence dès le XIXe siècle par le peuplement cycladien dans la capitale nouvellement recréée: un des premiers quartiers, au pied de l’Acropole, accueille des groupes venus d’Anaphi (Anaphiotika), et Le Pirée est aujourd’hui sans conteste la première ville égéenne grecque. Toutes les lignes maritimes intérieures convergent vers le grand port de la Grèce du Sud. Seul lui échappe le trafic beaucoup plus réduit avec les îles les plus septentrionales: Samothrace est tournée vers Alexandroupolis, en Thrace, Thasos vers Kavala, en Macédoine, et les Sporades du nord (Skiathos, Skopélos) vers Volos. Mais l’ouverture et le développement d’un réseau aérien intérieur a renforcé les liaisons privilégiées entre la capitale et les grandes îles de l’Égée (Lemnos, Mytilène, Chios, Rhodes, la Crète) ou même les foyers touristiques les plus importants (Mikonos, Santorin).Le désenclavement insulaireCette multiplication des moyens de transport n’a pas toujours enrayé la véritable hémorragie humaine dont le monde insulaire égéen a souffert, après avoir été une terre d’accueil et d’éclosion de civilisations. En quarante ans, de 1928 à 1971, les Cyclades et les îles de l’Égée orientale avaient perdu un tiers de la population originelle. Mais la multiplication des transports a souvent freiné ou inversé les destinées démographiques: de 1971 à 1981, les Cyclades gagnent 2 000 habitants et le développement est parfois spectaculaire dans les îles les plus touchées par le tourisme; la ville de Paros progresse de 20 p. 100, Thira, capitale de Santorin, de 30 p. 100 et Mikonos, perle du tourisme égéen, de plus de 50 p. 100. Le Dodécanèse compte plus de 20 000 habitants supplémentaires, pratiquement tous concentrés dans l’île de Rhodes (+ 25 p. 100). Inversement, les grandes îles de l’Égée orientale, beaucoup plus à l’écart du mouvement touristique, continuent à perdre des habitants: 8 000 au cours de la même période à Mytilène, 4 000 à Chios, 1 000 à Samos.Quels que soient ces retournements de la démographie, les îles constituent aujourd’hui un monde désenclavé que les car-ferries, dont les lignes et la fréquence se sont multipliées dans l’Égée surtout en période estivale, relient aux routes continentales. Partout, la construction de ports en eau profonde et de môles d’abordage, qui remplacent le traditionnel mouillage au large et le transbordement toujours aléatoire en barque, permet l’arrivée régulière de bateaux de fort tonnage, le passage direct et sans rupture de charge de lourds camions et la possibilité de circuler dans l’île en voiture particulière amenée du continent. Certes, l’impression peut être en partie fallacieuse: l’hiver venu, avec ses tempêtes et surtout avec la réduction de la circulation des étrangers, les îles retrouvent en partie leur inquiétant isolement. Il faut alors compter avec le vent, la maladie ou la mort, en espérant une toujours hypothétique évacuation par hélicoptère. Car la révolution aérienne, forcément plus sélective, a souvent été un choc plus grand encore que le désenclavement maritime, en mettant la capitale grecque à quelques dizaines de minutes de vol, au lieu d’une traversée longue et pénible. Rhodes et Iraklion, en Crète, sont après Athènes, mais avant Thessalonique, les aéroports les plus fréquentés de Grèce.Cette ouverture de l’Égée a entraîné de nouvelles organisations de l’espace et même de nouveaux rythmes saisonniers. Dans la plupart des îles, l’habitat, classiquement perché, et même dissimulé à la mer, autant pour se protéger des pirates que pour s’adapter à l’agriculture de versants travaillés en terrasses, décline au profit des échelles maritimes et des localités portuaires. Même dans les îles dont la population est stagnante l’inversion des rapports démographiques s’est poursuivie: à Naxos, de 1971 à 1981, le gros bourg minier (exploitation d’émeri) et agricole d’Apiranthos a perdu encore plusieurs dizaines d’habitants quand la petite localité balnéaire de la commune, située au pied de la montagne, quadruplait d’importance et que le port de Naxos gagnait 800 habitants. À Mytilène et à Chios, à défaut de véritable développement économique, l’urbanisation, avec ses services même médiocres, renforce encore ces privilèges de villes-escales: avec quelque 25 000 habitants chacune, les deux capitales de ces îles sont les seules communes à maintenir leur potentiel démographique. D’ailleurs, les populations varient avec les saisons. Les touristes étrangers et nationaux s’ajoutent aux résidents permanents, entraînant renchérissement de la vie et parfois rupture des stocks alimentaires. En outre, il faut désormais compter avec de nouveaux habitants et des migrations périodiques: intellectuels ou rentiers, surtout nordiques, s’installant sur des rivages enchanteurs, Athéniens, ouvrant boutiques, artisanats ou restaurants pour suivre la clientèle, parents passant la bonne saison dans leurs îles natales avant de rejoindre leurs enfants sur le continent, à l’approche de l’hiver.Les diversités régionalesL’évolution actuelle unifie les destinées administratives de l’Égée grecque, mais elle en maintient les diversités géographiques. C’est sans doute sur les rivages septentrionaux et centraux que les spécificités sont les moins affirmées et que le monde égéen entretient les solidarités les plus évidentes avec les régions continentales proches. Au large des côtes thraces, Samothrace est une île d’émigration vers la république fédérale d’Allemagne, comme toute la Grèce du Nord. Thasos, île verte, est avant tout un lieu de villégiature pour les habitants de Thessalonique, tout comme les sites pittoresques de la Chalcidique, où se mêlent, sur un front maritime pratiquement ininterrompu, résidences secondaires et grands complexes hôteliers pour clientèle fortunée et cosmopolite (Porto Karras). Mais c’est aux environs de la capitale grecque, de l’Eubée méridionale aux côtes d’Attique et aux îles proches du Saronique (Salamine, Égine) ou des côtes péloponésiennes (Hydra, Spetsai) que l’influence urbaine est la plus sensible. Routes à circulation rapide, trafic continu de carferries, hydroglisseurs font de toute la région un prolongement maritime de l’agglomération urbaine athénienne, allongeant les banlieues autour des axes de circulation (corniche du cap Sounion), étendant les zones industrielles dans les plaines littorales (golfe d’Éleusis) et multipliant les zones de loisirs.Au contraire, l’Égée méridionale et orientale est un monde plus divers, éclaté en guirlandes insulaires, éparpillé en des dizaines d’îles de toutes tailles, qui gardent chacune les traces d’une histoire propre et de particularités locales vivaces. La distinction la plus nette est celle qui sépare les îles de terriens des îles de marins et, parfois à l’intérieur d’une même île, les bourgades agricoles des localités ouvertes sur la mer. Traditions terriennes à Mytilène, où l’olivette couvre tout l’est de l’île, opposant, fait très rare en Grèce, grands propriétaires agrariens et prolétariat agricole et microfundiaire, mais aussi traditions terriennes des communautés catholiques de Syra ou de Tinos s’adonnant aux cultures de primeurs (concombres) pour le marché athénien et ayant abandonné de longue date aux orthodoxes les préoccupations maritimes ou mercantiles, ou encore villages de l’intérieur à Santorin, cultivant amoureusement sur une terre sans eau vignes et tomates à fruits minuscules, quand les gens de la mer, perchés au-dessus de la caldeira (effondrement volcanique), ont toujours regardé vers les horizons plus lointains. Lorsque les vocations maritimes sont plus affirmées et plus exclusives, que les familles d’armateurs ont créé depuis longtemps des filières d’embarquement sur la marine marchande au long cours, les sociétés insulaires sont souvent plus autonomes et plus fières, plus fermées aussi à l’étranger, assurées de revenus extérieurs importants, souvent réinvestis en appartements à Athènes (Andros, Chios).Ce sont l’inégale pénétration touristique et la diversité de ses formes qui ont introduit dans ces îles égéennes, au-delà des renversements démographiques, de nouvelles différenciations. Tantôt l’exploitation est méthodique et rationnelle: tourisme de luxe, un rien sophistiqué, à Mikonos, chaînes hôtelières et charters pour Scandinaves à Rhodes, bateaux de croisière des grands périples circum-méditerranéens débarquant leurs passagers pour quelques heures à Santorin. Tantôt, et dans les îles les moins peuplées, des groupes étrangers, notamment italiens ou français, ont établi de véritables bases de vacances (Ios). Tantôt, et plus classiquement, s’est développé un tourisme populaire chez l’habitant louant à une clientèle étrangère de jeunes ou de nationaux des chambres et, de plus en plus, des formes d’habitat légères et inconfortables (Paros, Naxos). Rares sont encore les expériences entreprises par l’Office national du tourisme grec pour restaurer une architecture traditionnelle et l’ouvrir aux estivants (Santorin). En tout cas, le tourisme est devenu la véritable industrie égéenne, supplantant les restes d’industrialisation passée (savonneries ou tanneries de Mytilène) ou les efforts de décentralisation (chantiers navals de Syra).Enfin, une mention spéciale doit être faite pour la Crète, qui est la plus grande île de l’Égée et aussi la plus peuplée, car elle a maintenu une vitalité démographique pratiquement intacte, à l’heure de l’effondrement insulaire. C’est aussi la seule dont la façade peuplée et urbanisée regarde vers le centre politique et humain de l’Égée: Iraklion (111 000 hab.), Khania (62 000 hab.) et même Rethymnon (18 000 hab.) sont en relations quotidiennes avec Le Pirée ou l’aéroport d’Hellénikon. La taille de l’île mais aussi sa prospérité économique et démographique expliquent la richesse de ses axes de développement: spéculations agricoles (tomates de la région de Sitia exportées par camions frigorifiques jusqu’en Europe occidentale, céréales et raisins secs de Messara, agrumes de Khania), complexes touristiques gigantesques d’Aghios Nikolaos sur la côte septentrionale ou potentialités à peine exploitées des longues plages de sable donnant sur la mer ouverte au sud de l’île, décentralisations industrielles et universitaires à Iraklion. Fermant le monde égéen au sud, la Crète montre à l’envi qu’il n’y a aucune implacabilité, ni de l’insularité ni même des destinées historiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.